Valoriser le travail réel pour développer l'emploi : c'est le pari du CV de site©
Afficher l'article en plein écranNotre méthode CV de site© consiste à associer élus du personnel et direction dans le but de repérer et de valoriser les compétences des salariés d'un site afin de rechercher de nouvelles activités assurant l'avenir du collectif du travail. Retrouvez les explications de nos experts Annouk Jordan et Pierre Bablot dans une interview de Bernard Domergue pour Actuel CE
Anouk Jordan et Pierre Bablot sont experts auprès des CE, respectivement depuis une quinzaine et une vingtaine d'années. Ils font partie de l'équipe de sept consultants de Syndex qui met en œuvre la démarche dite de "CV de site" imaginée il y a dix ans à l’occasion d’un PSE. A l'heure où l'actualité repose la question du maintien d'activités de sites menacés, nous avons demandé à ces deux experts de nous expliquer en quoi consistait cet accompagnement qui vise à recenser les compétences collectives d'un site afin de mieux rechercher de nouvelles activités auprès d'investisseurs ou de repreneurs. Interview.
D'où vient cette idée de "CV de site©" ?
Anouk Jordan et Pierre Bablot : L'idée est venue lors d'une mission effectuée par Syndex pour le CE de Bosch à Beauvais (Oise), un site de fabrication de maître-cylindre pour l'automobile de moteurs, qui employait alors 230 personnes. Lors du plan de sauvegarde de l’emploi, avec les représentants des salariés, nous avons réfléchi au moyen de permettre aux salariés de mieux valoriser leurs compétences afin d’éviter la fermeture du site. Nous avons trouvé de nouvelles perspectives d’activités pour le site, dans les composants de moteurs pour l’éolien. Mais malheureusement, la direction nous a dit : "C’est trop tard, la fermeture est actée". C'était rageant, mais cette expérience nous a montré que nous pouvions obtenir des résultats avec cette démarche originale.
En quoi est-ce une démarche originale ?
Le CV de site est une démarche paritaire. Elle associe la direction avec les élus du personnel dans l’objectif de trouver de nouvelles activités pour assurer l’avenir d’un site. Comme un individu le ferait pour son CV, il s’agit tout d’abord de dresser le CV des savoir-faire d’un collectif de travail, c’est une approche commune des atouts stratégiques et collectifs d’un site.
Mais ces savoir-faire ne sont-ils pas déjà connus de tous ?
Non, cela ne va pas de soi. L’entreprise connaît surtout les compétences techniques inscrites dans les fiches de poste. Mais il s’agit de compétences prescrites qui ne disent rien de la façon réelle dont les salariés les mettent en œuvre. Notre équipe d’experts et de consultants – de 2 à 4 travaillent pour chaque dossier – cherche donc à faire émerger les compétences réelles des salariés.
« Les salariés ont une compétence collective très forte »
Par exemple, pour le site de Schneider à Barentin (Seine-Maritime) qui produisait des disjoncteurs électriques, nous avons constaté que les salariés avaient, entre autres, une compétence collective très forte pour faire de l’assemblage sur mesure pour le client, à partir d’éléments complexes, et même réaliser une ligne de montage de façon autonome. Ces compétences ont intéressé Lucibel qui cherchait à produire rapidement de l’éclairage LED.
Avec quels résultats en terme d'emplois sur ce dossier ?
A moyen terme, l'emploi devait être doublé grâce au rapatriement d'activités délocalisées en Chine et au développement des activités en Europe, mais l'entreprise peine à développer l'activité. De façon générale, plus on intervient de façon anticipée avant un projet de fermeture, plus on peut se donner les moyens de compenser la baisse de charges de l'entreprise cédante par la montée en charges de l'entreprise qui reprend les compétences.
L’expression "CV de site©", protégée par un copyright, peut faire croire à une démarche un peu marketing ...
Non, cela va beaucoup plus loin qu’une simple technique marketing ou une démarche relationnelle. Nous travaillons sur des sujets techniques et économiques, sur la recherche d’activités nouvelles.
« La co-construction, un élément clé pour préserver l'emploi productif »
Notre démarche se déroule en trois étapes. Un, nous cherchons, en amont, un accord de toutes les parties (direction et représentants du personnel) sur la démarche et la méthode, ce qui peut prendre plusieurs mois. La co-construction, c’est un élément clé pour construire une solution permettant de préserver l’emploi productif. Deux, nous analysons, avec le groupe paritaire direction-élus, les compétences. Nous travaillons sur une feuille de route en réfléchissant aux activités nouvelles que nous pourrions chercher pour le site et qui correspondraient aux compétences trouvées. C’est la démarche la plus active, qui implique tout le monde. Cela peut prendre deux à trois mois. Trois, c’est la recherche d’activités nouvelles. Bien sûr, ça ne marche pas à tous les coups, mais cette méthodologie crée une forte dynamique.
Comment procédez-vous pour faire émerger les compétences ?
Nous réalisons des entretiens collectifs, environ une dizaine d’une demi-journée chacun. Ce qui s’y passe est toujours surprenant, cela ressemble à ce que le psychosociologue du travail Yves Clot appelle "la clinique de l’activité" (*). Quand ils se rendent compte qu’ils ont des compétences à valoriser, les salariés reprennent à leur compte l’avenir de leur site. Des élus nous disent parfois : "C’est la première fois qu’on nous fait parler de ce que nous savons faire réellement".
« Les ressources des salariés sont parfois ignorées de la direction et du management »
Nous sommes par exemple très attentifs à la façon dont les salariés décrivent comment ils créent, par la coopération, des solutions collectives pour résoudre des problèmes ou des défis qui n’ont pas été prévus. Ces ressources et ces solutions sont souvent totalement ignorées par la direction mais aussi parfois par le management lui-même. Le fait d’être un cabinet extérieur au service des salariés et des élus du personnel facilite ce travail. Cela n’a rien à voir avec une approche de type Lean management où les salariés sont invités à parler travail dans le but d’accroître la productivité et diminuer l’emploi.
Dans quel cadre s’effectue votre mission ? Êtes-vous rémunéré par le CE ?
Même si, dans 95% des cas, la demande vient du CE, nous sommes missionnés à la fois par le CE et par l’entreprise. C’est l’entreprise qui nous rémunère. Une direction y trouve son intérêt si elle cherche un avenir pour le site ou même si, au départ, elle tient ne serait-ce qu’à prouver qu’elle est soucieuse du dialogue social.
Combien coûte une intervention ?
Tout dépend du contexte et de la taille, nous négocions les honoraires avec l’entreprise, mais pour vous donner une idée, notre intervention a été facturée 8 000€ pour une entreprise de 30 salariés et 150 000€ pour une entreprise de 650 personnes, où la situation était complexe à analyser. Dans ce dernier cas, au départ, notre mission était limitée à 100 000€ mais c’est l’entreprise elle-même qui a accepté de prolonger notre travail.
N’êtes-vous pas confrontés aux divisions syndicales et à des positions hostiles ?
Ce peut être un problème, bien sûr. Mais s’il y a une volonté collective de trouver un avenir pour un site, tout ça peut être surmonté. Parfois, ceux qui sont au départ les plus réticents à s’engager dans un travail paritaire avec leur direction sont ceux qui deviennent les meilleurs contributeurs de la démarche, à partir du moment où ils voient qu’une dynamique se crée. Cela s’explique : une posture de défense, c’est un moyen de dire qu’on a quelque chose à exprimer. A partir du moment où l’on crée une dynamique collective positive, la posture passe au second plan, vous ne vous posez plus la question de savoir qui va prendre la décision, vous avancez. D’autant que nous disons aussi aux représentants du personnel que l’existence d’un groupe paritaire ne les empêche pas de batailler avec la direction lors du CE…
Êtes-vous intervenu dans le cadre de la recherche de repreneurs prévue par la loi Florange ?
Oui, nous avons fait quelques missions "Florange" mais cela s’est révélé assez décevant car les directions ne respectaient pas toujours l'esprit du texte légal, en n'anticipant pas suffisamment pour éviter un PSE (**).
En quoi votre méthode diffère-t-elle d’une opération de revitalisation ?
Une revitalisation débute à partir du moment où le site est fermé définitivement : il s’agit de chercher de nouveaux emplois pour le bassin d’emploi, et qui malheureusement n’ont souvent aucun rapport avec les métiers et les compétences du site qui a fermé.
« Evitons le gâchis de compétences »
Notre approche, en revanche, se base sur le collectif du travail existant pour chercher de nouvelles activités correspondant aux compétences existantes. Pourquoi demander à quelqu’un qui maîtrise le fraisage de très grande précision de devenir pizzaïolo ? C’est un gâchis dans l’utilisation des compétences !
Que produisez-vous en fin de mission ?
Nous produisons deux documents : le CV de site©, un document assez concis de 2 à 4 pages, et le bilan de compétences collectives, un document de 15 à 40 pages. L’idée du CV est de faire un document adapté à la "cible" recherchée pour les activités nouvelles. Il peut être transmis à un conseil régional, à un investisseur, à un porteur d’activités. C’est le groupe paritaire qui présente devant ces "cibles" le CV du site© et c’est parfois décoiffant, percutant. Ce qui impressionne beaucoup un éventuel repreneur ou un investisseur, c’est de voir que c’est un élu du personnel qui lui présente et lui détaille les compétences du site, ses atouts. Souvent, il s’ensuit un dialogue autour des métiers et des savoir-faire qui bluffe l’interlocuteur.
Mais des échecs ne sont-ils pas inévitables, comme chez Bosch Vénissieux ?
A Vénissieux, nous avons contribué à ce que le site de Bosch passe de la production de pompes à injection diesel à la fabrication de panneaux photovoltaïques (lire l'interview d'Actuel CE de décembre 2010 du secrétaire du CE ). Mais ensuite, Bosch a été confronté au dumping chinois sur les panneaux photovoltaïques et a finalement décidé de céder toute son activité sur ce secteur déficitaire, alors que l’assemblage des panneaux à Vénissieux était rentable. Aujourd’hui, il y a d’autres installations sur le site mais nous ne sommes plus dans la boucle. Nous pensons que notre démarche "CV de site©", que nous avons utilisée pour une vingtaine de sites, garde toute sa pertinence pour développer l’emploi de demain. Nous pensons l’adapter à d’autres problématiques comme l’anticipation des conséquences de la transformation digitale dans l’entreprise.
(*) Voir l'article d'Actuel CE du 27 mars 2015 : "Conditions de travail : Renault expérimente la coopération conflictuelle avec la direction"
(**) Selon l’article L.1233-57-17 du code du travail, le CE peut recourir à l’assistance d’un expert rémunéré par l’entreprise pour apporter son concours à la recherche d’un repreneur, afin d’éviter la fermeture d’un site d’une entreprise de plus de 1000 salariés.