Le e-commerce en période de COVID-19 : un défi pour les travailleurs et les organisations syndicales
Une étude co-réalisée avec UNI Global Union (2020). La pandémie de la COVID-19 a fortement bouleversé le paysage mondial du secteur de la distribution et mis plus que jamais à l’épreuve la résistance du secteur commercial dans son ensemble. Quels sont les gagnants et les perdants du commerce de détail en ligne pendant cette crise ? Quelles conséquences pour les travailleurs et les syndicats ?
Résumé
La pandémie de la COVID-19 a fortement bouleversé le paysage mondial du secteur de la distribution et mis plus que jamais à l’épreuve la résistance du secteur commercial dans son ensemble. Les confinements instaurés aux quatre coins du globe ont mis en lumière les forces et les faiblesses des différentes manières de faire du commerce dans des circonstances exceptionnelles. Si certaines entreprises se consacrant exclusivement au e-commerce (les « pures players ») ont prospéré pendant le confinement en tirant le meilleur parti de la hausse de la demande en ligne, d’autres ont subi de plein fouet la crise et l’arrêt total de l’activité dans certains secteurs comme l’aviation et la vente de billets en ligne. Les acteurs traditionnels de la distribution ont eux aussi été touchés différemment selon leur secteur d’activité : alors que certaines chaînes de supermarchés ont gardé portes ouvertes et renforcé leurs services de livraisons et de click & collect, d’autres commerçants de secteurs forcés à fermer boutique – le prêt-à-porter, les électroménagers, les libraires ou les magasins de loisir – n’ont trouvé dans les ventes en ligne qu’une bien maigre consolation pour leurs pertes.
Dans l’ensemble, la pandémie a été du pain béni pour les entreprises de e-commerce. Les confinements stricts et la réticence patente envers tout type de contact physique ont poussé les clients dans les bras du secteur du commerce en ligne dans lequel on a constaté une augmentation significative de l’activité, des commandes, des volumes de ventes et des chiffres d’affaires. La rentabilité de ce dernier a elle aussi été renforcée malgré le fait que certaines entreprises demeurent toujours dans le rouge, lestées par des investissements majeurs et continus. La pandémie a été le facteur déclencheur de plusieurs événements
notables chez les pure players : le département international de distribution d’Amazon est passé dans le vert pour la toute première fois de son histoire, Alibaba a boosté ses investissements dans la vente de produits alimentaires et Rakuten a décidé de cesser toutes ses activités en Allemagne, car leur petite taille les empêchait d’être rentables.
Bien que certains rapports se soient risqués à affirmer que la pandémie a accéléré de 10 ans l’adoption du numérique par les consommateurs et les entreprises, nous démontrons dans ce feuillet que la croissance temporaire du e-commerce provoquée par la pandémie est en réalité moins prononcée pour les grandes entreprises et a été ralentie par de nombreux obstacles chez les détaillants traditionnels ayant développé une activité de e-commerce. Même si la pandémie a indubitablement donné un coup de pouce aux ventes en ligne, ses effets ne dépasseront pas quelques années si on les exprime en « taux de pénétration » par
rapport au taux de croissance de l’année précédente.
Parmi les autres évolutions, on retiendra surtout le fait que la pandémie a creusé le fossé structurel entre les pure players et les détaillants traditionnels en matière d’utilisation des actifs. Les détaillants traditionnels investissent en effet dans leur inventaire, leurs usines et l’immobilier pour la bonne conduite de leurs opérations, tandis que les pure players conservent une part significative de leurs actifs en liquidités et en investissements à court et long terme. Cette tendance ne cesse de s’intensifier, les pure players étant parvenu à maintenir un très bon niveau de liquidités disponibles pendant la crise en tirant parti de l’augmentation
des ventes et de leurs marges tout en limitant leurs dépenses en capital. Ces derniers se sont donc enrichis et un plus grand nombre d’investisseurs injectent leur argent dans leurs entreprises.
En concurrence avec les pure players, les détaillants traditionnels perdaient déjà du terrain avant l’arrivée de la pandémie. Les librairies et les magasins de jouets sont à la peine depuis plusieurs années et les hypermarchés commencent eux aussi à être acculés par le commerce en ligne. Bien que les grandes chaînes d’hypermarchés aient consenti maints efforts pour s’adapter aux nouvelles tendances, la concurrence du « hard discount », des magasins de proximité et du e-commerce a fait chuter leur chiffre d’affaires, surtout dans le segment non alimentaire.
Leurs investissements dans leurs activités de e-commerce n’ont pas été payants, car la livraison de produits requiert de mobiliser énormément de ressources. De récents rapports démontrent que les modèles de vente en ligne les plus récurrents pour l’alimentaire conduisent à des marges négatives et ne sont pas durables si on les considère de manière isolée. Sous la pression des marchés financiers et de peur de perdre du terrain face à leurs concurrentes dans l’hypothèse où le e-commerce alimentaire devenait un jour rentable, les entreprises du secteur alimentaire continuent cependant à investir dans leurs plateformes de e-commerce.
L’exemple d’Ocado au Royaume-Uni l’illustre parfaitement : la « chaîne de supermarché sans supermarché » n’a pas engrangé le moindre bénéfice depuis sa création en 2000, mais est devenue le deuxième plus grand détaillant alimentaire d’Europe, devancée uniquement par Ahold Delhaize.
Le secteur du prêt-à-porter a été sévèrement touché par la crise sanitaire. Les ventes ont dévissé pendant le pic pandémique en raison de la fermeture des magasins. La multiplication par deux, voire par trois, des ventes en ligne n’a bien entendu pas aidé à minimiser les pertes et la rentabilité des enseignes a atteint des niveaux planchers insoutenables pendant le trimestre de confinement. Le modèle commercial du prêt-à-porter s’appuie sur une chaîne d’approvisionnement étendue, un transfert rapide des marchandises des usines vers les magasins et peu de capacité de stockage. Dans le contexte actuel, les barrières structurelles ont réduit les possibilités de promouvoir et même d’exécuter les commandes en ligne pendant la période de confinement. En effet, le e-commerce dans le prêt-à-porter est davantage perçu comme une nouvelle fonction intégrée au modèle commercial existant que comme un nouveau canal de distribution. Avant même le début de la pandémie, les grands distributeurs du secteur annonçaient des dépenses pharaoniques dans le développement de solutions omnicanales et le confinement n’a fait que renforcer leur volonté d’investir.
Après la COVID-19, les entreprises de distribution souhaiteront être parées pour faire face aux prochaines crises et intensifieront vraisemblablement leurs investissements en robotique et automatisation des opérations. L’accroissement de la demande de e-commerce pendant la pandémie s’est traduit par un recours accru aux robots dans les entrepôts et aux caisses automatiques dans les magasins. Les pure players semblent dès lors mieux positionnés pour tirer leur épingle du jeu dans un monde robotisé et automatisé, ne serait-ce qu’en raison du fait qu’ils détiennent beaucoup de liquidités ce qui leur permet d’investir en recherche et en développement.
La prévalence du télétravail, autre conséquence de la pandémie, va conduire à une augmentation de l’utilisation des services cloud, ce qui fera les choux gras des départements de services Web de pure players tel qu’Amazon et Alibaba. La demande accrue de services cloud va faire gonfler les réserves de liquidités des géants du e-commerce, lesquels pourront utiliser cet argent dans des pratiques commerciales peu liées à la modernisation comme l’acquisition de nouvelles parts de marché au moyen de politiques de prix déloyales, de l’extermination de la concurrence et la mise en place de monopoles qui feront tôt ou tard grimper les prix et leur rapporteront tous les bénéfices.
Cela fait déjà un certain temps que l’on dénonce les normes du travail inacceptables des pure players. Amazon, qui dépend de centaines de milliers de travailleurs dans des dépôts et services de livraison, a notoirement instauré des normes de travail extrêmement faibles afin de jouir d’un avantage comparatif sur ses concurrents. De manière générale, l’explosion des capacités de e-commerce partout à travers le monde a fait augmenter le nombre d’emplois dans les entrepôts, mais la qualité de ces emplois est loin d’être satisfaisante.
Beaucoup estiment que le e-commerce, l’automatisation, la numérisation et l’intelligence artificielle ont le potentiel d’accroître la richesse à des niveaux sans précédent, mais la vraie question est de savoir comment cette richesse sera distribuée. Joindre nos forces et représenter collectivement les travailleurs du secteur du e-commerce n’a pas été tâche facile – en raison notamment des politiques ouvertement antisyndicales mises en place par les géants du secteur de la technologie – et les dividendes du numérique profitent presque exclusivement aux directeurs, actionnaires et fonds de placement, tandis que les travailleurs peinent à tenir la cadence, doivent se plier à des exigences plus strictes et travailler plus rapidement, le tout en respectant les nombreuses exigences spécifiques liées aux mesures sanitaires.
Outre la question des normes du travail, la croissance du e-commerce représente un autre défi sociétal de taille : le commerce en ligne est réputé pour ses mauvaises performances en matière fiscale et les grandes multinationales de la technologie, elles, pour leur triste faculté à éluder l’impôt. Cette problématique est encore plus manifeste dans le contexte de la crise sanitaire, la pandémie ayant rendu évident le problème du sous-financement structurel des systèmes de santé aux quatre coins du monde. Les organisations syndicales appellent à cet effet non seulement au respect des droits des travailleurs dans le secteur du e-commerce, mais aussi à une distribution plus équitable des dividendes du numérique au sein de la société par le biais de la promotion de modèles de sécurité sociale décents pour tous et dans toutes les circonstances.