Anticiper les dangers des organisations "agiles"
Afficher l'article en plein écranIssues du monde de l'informatique, les méthodes de travail dites "agiles" séduisent un nombre croissant d'entreprises... au risque de malmener les équipes concernées. Les représentants du personnel doivent donc se mobiliser en amont de leur mise en place. Pour les directions d’entreprise, l’agilité est synonyme de souplesse, de flexibilité, d’adaptabilité.
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Les entreprises, publiques ou privées, et les administrations ont connu sur la période 2000-2015 des réorganisations visant à une plus grande efficacité opérationnelle et se traduisant par une réduction des effectifs, une standardisation des tâches et une accélération du rythme de travail. Et ce, au prix d’une dégradation des conditions de travail. Depuis quelques années, elles cherchent à gagner en flexibilité, sans nécessairement passer, cette fois, par des chantiers d’optimisation. Les entreprises ayant des activités de recherche et développement et celles relevant du secteur bancaire ou des assurances sont ainsi de plus en plus nombreuses à adopter une méthode de travail censée les rendre « agiles ». Or cette méthode n’est pas sans effet sur les collectifs et les conditions de travail. Dès lors, comment les représentants du personnel au CHSCT (ou, à présent, au comité social et économique, le CSE) peuvent-ils veiller à ce qu’elle ne soit pas délétère pour la santé des salariés concernés ? La première étape consiste à en cerner les risques.
UN RÉFÉRENTIEL POUR LE TRAVAIL EN MODE PROJET
Rappelons l’origine et les caractéristiques des méthodes dites « agiles ». Au début des années 1990, la production de logiciels est en pleine effervescence, poussée par l’essor des moyens informatiques, dont les capacités sont sans cesse améliorées et étendues. Pour suivre ces évolutions continuelles, les développeurs de logiciels mettent alors au point de nouvelles manières de travailler. Les valeurs et les principes qui sous-tendent celles-ci seront synthétisés et exposés en 2001 dans un document intitulé « Manifeste pour le développement agile de logiciels », communément appelé « Manifeste Agile » (voir encadré ci-dessous). Etabli par dix-sept experts du développement informatique, ce référentiel met l’accent sur la finalité du travail (la satisfaction du client), la coopération avec le client et les modalités de coopération entre collègues (le travail en équipe). Parmi les méthodes agiles, le SCRUM (mot anglais désignant la mêlée en rugby) est aujourd’hui la plus connue et une des plus répandues dans les équipes informatiques travaillant en « mode projet »1. L’agilité, au fil du temps, est devenue une notion à la mode, reprise principalement par les directions de grandes entreprises, pour lesquelles elle est synonyme de souplesse, de flexibilité, d’adaptabilité. On constate dans ces organisations qu’elle est portée comme un objectif, un but à atteindre et cela se retrouve parfois dans leurs valeurs. Le terme a même été utilisé par le Medef pour évoquer un contrat de travail adaptable. Trop souvent, également, l’agilité est associée à une manière d’être, une attitude attendue, très éloignée des principes d’organisation présentés plus haut. Ainsi, elle est promue par le management comme une compétence individuelle et collective à développer. L’idée que son fonctionnement soit agile est très séduisante pour une direction d’entreprise, mais qu’est-ce qu’une « organisation agile » ? Un cabinet de conseil en stratégie en a donné une définition : « C’est à la fois une structure organisationnelle solide, facteur de stabilité et une capacité à être réactif.2 » Elle se caractériserait par le fait d’être flexible, tournée vers l’action, réactive, transparente, prompte à prendre des décisions, attachée à responsabiliser ses salariés, capable de tirer les leçons de ses échecs, résiliente. Autant de qualités qu’une organisation aurait à intégrer et développer, mais comment ? Par injonction du management ? Par l’application de nouvelles méthodes de travail comme le SCRUM ? Par la modification de l’organisation du travail ? Actuellement, ces différentes possibilités se mélangent, avec plus ou moins de cohérence, ce qui n’est pas sans conséquences sur les conditions de travail des salariés. |
LE MANIFESTE AGILELes 4 valeurs
Les 12 principes
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TRANSPARENCE REQUISE
Tout d’abord, le collectif de travail en « mode agile » est mobilisé de telle sorte qu’il peut être parfois bousculé. En effet, travailler selon les principes de la méthode SCRUM, par exemple, nécessite de s’inscrire dans un dispositif social et technique de mobilisation du personnel, où la transparence vis-à-vis des collègues est requise.
C’est-à-dire qu’il faut être en capacité de rendre son activité visible et compréhensible aux yeux de ses collègues, ce qui implique, potentiellement, d’être exposé à leur jugement. Le travail en « mode agile » repose sur l’adhésion des salariés à ce type de méthode ainsi que leur implication et requiert certaines compétences comportementales, tel que le fait de savoir travailler en groupe ou tenir compte de l’avis et des remarques de ses collègues. Cela peut favoriser l’intégration des salariés dans un collectif de travail. Mais attention au risque de marginalisation et d’exclusion en cas d’intégration difficile ! Etre le « maillon faible » dans une équipe de travail est difficilement tenable dans la durée.
Le rythme de travail peut aussi s’intensifier. En théorie, les méthodes agiles intègrent la charge de travail comme étant une dimension à prendre en compte dans le fonctionnement des équipes (principe n°8 du Manifeste Agile). Cela se traduit par une évaluation faite par l’équipe du temps nécessaire à la réalisation de tâches prévues dans un projet. La durée des cycles d’activité, appelés « sprints », détermine le rythme et l’intensité du travail. Ainsi, plus les sprints sont courts, plus le rythme de travail est intense. Dans cette configuration, il y a peu de place pour les temps morts.
Leader de l’équipe projet et garant du bon fonctionnement collectif en mode SCRUM, le SCRUM master est exposé à une charge de travail conséquente : il lui faut encadrer au quotidien une équipe, contrôler la réalisation des exigences du client, tout en contribuant au projet au même titre que ses collègues. Pour cet acteur-clef, l’intensité du travail est généralement forte et son rythme est haché par les tâches de coordination qu’il doit assumer.
Mais l’intensification du travail peut aussi se jouer au niveau d’une équipe. Nous avons observé ce phénomène à l’occasion d’expertises CHSCT. L’impossibilité pour les salariés « d’écluser » la masse de travail peut se traduire par une accumulation de retards, par la plainte de leurs clients internes et l’apparition de tensions relationnelles. Cette situation est d’autant plus mal vécue que les rituels des méthodes agiles prennent du temps, comme nous l’a indiqué un salarié : « Les points quotidiens, c’est une perte de temps, et en plus c’est infantilisant. On en fait moins maintenant, mais on n’obéit pas à la méthode en faisant ça… »
EN MANQUE DE REPÈRES
L’autonomie peut être un moyen de réguler une situation compliquée (une surcharge de travail, par exemple), en s’organisant collectivement pour y faire face. Mais dans les faits, elle disparaît trop souvent derrière les exigences de délais à respecter.
A force de fonctionner par cycles de sprints pour revoir ou améliorer des fonctionnalités attendues par le client, il n’est pas rare que des salariés ne retrouvent plus le sens de leur travail, estimant que ce qui est attendu d’eux n’est pas clair. Ils peuvent exprimer une perte de repères et avoir l’impression que le travail se réalise de manière éparpillée. Cette impression est d’autant plus marquée lorsque les exigences du client évoluent en cours de projet et qu’il est nécessaire de les intégrer (voir le principe n°2 du Manifeste Agile). Elle l’est tout autant quand les salariés constatent que le fruit de leur travail ne se traduit pas par l’établissement d’une documentation exhaustive à destination du client, actant d’une certaine manière l’achèvement du projet. En effet, dans les méthodes agiles, l’effort n’est pas porté vers la rédaction et l’accumulation de documentations.
Le management de proximité peut être malmené par les méthodes de travail agiles, car sa présence est remise en question. Le travail de coordination est de fait assuré par le SCRUM master, lequel n’est pas un supérieur hiérarchique. Dans ce contexte, la place de l’encadrement de proximité ne va pas de soi. Nous avons noté, lors d’entretiens avec des managers, que certains connaissaient un déclassement en devenant SCRUM masters. Il peut même arriver que certains salariés se révèlent meilleurs managers que leur N+1 et que l’ordre établi soit ainsi modifié au détriment de la hiérarchie plus ancienne. Il y a donc de vrais enjeux quant à l’évolution du rôle des managers dans cette configuration de travail, à la fois en termes de compétences et de posture. Une salariée rencontrée dans le cadre d’une expertise CHSCT nous confiait : « Ma position de manager a évolué… On est obligé d’être sur tous les sujets tout en respectant l’autonomie des personnes. Il faut que j’apprenne à déléguer. »
Autre source potentielle de difficultés : les espaces de travail qualifiés d’« agiles » ou de « flexibles », qui sont mis en place pour favoriser le travail en « mode projet », les échanges, la coproduction et les interactions. Il s’agit concrètement d’espaces ouverts, c’est-à-dire des open spaces, avec de surcroît des bureaux partagés. Ainsi, les postes de travail ne sont pas attribués et les salariés s’installent où bon leur semble dans des zones qui leur sont réservées. Encore faut-il que le nombre de places prévues couvre les besoins réels… Les personnes exposées à cette organisation des espaces de travail peuvent se réfugier dans le travail à domicile, limiter leurs venues au bureau et ne pas s’investir dans le collectif de travail.
Face à l’ensemble de ces risques, les représentants du personnel au CHSCT/CSE peuvent procéder à l’analyse des situations de travail. Et ce, par le biais des inspections prévues par l’article L. 4612-4 du Code du travail, qui constituent un moyen pour rencontrer les salariés, recueillir leur vécu sur leurs conditions de travail, avant d’exposer les résultats des investigations lors d’une réunion de l’instance.
SOYEZ ATTENTIFS AUX INDICATEURS DE GESTION !
Les élus ne doivent toutefois pas attendre, pour agir, le déploiement effectif d’une organisation du travail agile : il leur faut se mobiliser en amont, dès l’annonce du projet par la direction de l’entreprise. Ce type de projet entre en effet dans le cadre de l’article L. 4612-8-1 du Code du travail, qui impose que les représentants du personnel soient consultés « avant toute décision d’aménagement important modifiant les conditions de santé et de sécurité ou les conditions de travail ».
Les élus doivent connaître les fondements de la future organisation, les principes de sa mise en place et envisager les mesures de prévention destinées à en limiter les risques. Nous leur recommandons de demander à leur employeur un dossier d’information adapté intégrant une présentation précise de ce que l’entreprise entend par « méthode agile » ; une définition claire des éventuels nouveaux termes utilisés et, enfin, un descriptif des mesures d’accompagnement prévues pour son déploiement.
Un point est à souligner : une méthode de cet ordre peut s’assortir de nouveaux indicateurs de gestion (metrics, KPI, etc.). Il est primordial de prendre le temps de comprendre ceux-ci, de les décortiquer pour apprécier ce qu’ils mesurent et ainsi saisir le sens réel du projet agile qui pourrait être déployé. C’est par une telle analyse, à l’occasion d’une expertise CHSCT, que nous avons ainsi pu repérer que, sous couvert d’une méthode dite « agile » et promouvant l’autonomie, un pan non négligeable du projet consistait à réduire le temps dédié à certaines tâches et à intensifier le rythme de travail des salariés.
Enfin, les représentants du personnel ont tout intérêt à s’appuyer sur le principe n°8 du Manifeste Agile, à savoir : « Les processus agiles encouragent un rythme de développement soutenable. Ensemble, les commanditaires, les développeurs et les utilisateurs devraient être capables de maintenir indéfiniment un rythme constant. » Ce principe est un garde-fou précieux, trop souvent oublié, pour réguler et maîtriser la charge de travail et ainsi contribuer à la préservation de conditions de travail acceptables.
1 Il s’agit d’une structure regroupant des compétences diverses et menant des actions pour atteindre un objectif dans une temporalité définie, avec des ressources elles aussi définies.
2 « Construire l’organisation agile », Grand Angle Organisation, McKinsey & Company, juin 2016
Article publié dans le numéro de juillet de la revue Santé & Travail